Les administrateurs et dirigeants de sociétés sont régulièrement confrontés à la question de savoir si, et à quelles conditions, ils peuvent passer des contrats entre eux « personnellement » et la société qu’ils administrent ou dirigent.
Nonobstant une constellation de situations aux caractéristiques parfois très variées, la jurisprudence et la pratique ont fini par dégager quelques principes importants, et l’objet de cette contribution est de les présenter de façon synthétique.
L’exemple suivant, tiré d’un arrêt relativement récent du Tribunal fédéral, permet d’illustrer les problématiques et d’appréhender les solutions retenues.
Dans une société de taille relativement importante, divers clans d’actionnaires se disputent. À la suite de décisions prises en assemblée générale et de démissions, le conseil d’administration, initialement composé de sept membres, passe à deux membres, MM. A et B. Ceux-ci, en application des règles internes à la société en question, disposent d’une signature collective à deux de sorte qu’ils ne peuvent en principe représenter et engager la société que sous leur signature conjointe. M. A sollicite la conclusion d’un contrat comportant en sa faveur une rémunération très substantielle. Conscients du fait que M. A a un intérêt personnel à la signature de ce contrat, et que M. B ne pourra pas signer seul « du côté » de la société, MM. A et B conviennent que M. C., un autre collaborateur de la société qui n’était pas administrateur, se verra conférer (conjointement par MM. A et B) un pouvoir de signature (collective à deux) ad hoc pour signer ce contrat au nom de la société, aux côtés de M. B. Dans la foulée, le contrat relatif à la rémunération de M. A est signé, pour M. A, par lui-même, et pour la société, par MM. B et C, ce dernier sur la base des pouvoirs de signature qui lui ont été délégués par MM. A et B.
Quelques mois plus tard, un autre clan d’actionnaires réussit, dans le cadre d’une assemblée générale subséquente, à obtenir la nomination de nouveaux administrateurs et le départ de M. A. Les nouveaux administrateurs examinent à la loupe les contrats signés par la société alors que MM. A et B étaient administrateurs, et considèrent que le contrat portant sur la rémunération de M. A est nul ; ils refusent donc de payer M. A. Un procès s’ensuit.
Dans le cadre de son arrêt, le Tribunal fédéral, appliquant sa jurisprudence et dans la ligne de la pratique établie, a rappelé les points essentiels suivants :
Dans une situation où une même personne est doublement partie à l’acte, d’un côté pour son propre compte et de l’autre comme représentante d’autrui (contrat avec soi-même ou double représentation), il existe un risque de conflit d’intérêts. Un tel contrat avec soi-même (ou le contrat conclu dans une qualité de double représentant) est inadmissible et il est en principe dépourvu de validité, sous réserve de deux exceptions :
- La nature même de l’affaire exclut tout risque de léser le représenté ; tel est notamment le cas lorsque l’acte est conclu aux conditions du marché ;
- Le représenté y a consenti par avance, ou a ensuite ratifié l’acte.
Ces principes valent aussi pour la représentation d’une personne morale par ses organes. Selon le Tribunal fédéral, la personne morale est présumée tacitement exclure le pouvoir de représentation pour tout acte comportant un conflit entre ses propres intérêts et celui de son représentant. De plus, le consentement préalable ou la ratification a posteriori du contrat controversé doit émaner d’un organe de même rang ou de rang supérieur.
Dans le cas particulier, le Tribunal fédéral a considéré en substance que MM. A et B n’avaient pas pu déléguer valablement un pouvoir de représentation pour la société à M. C en raison du fait que la délégation par M. A était invalide. En effet, par ce moyen, M. A espérait contourner une interdiction qui s’imposait à lui (s’il ne pouvait pas représenter lui-même la société dans cette situation, il ne pouvait pas non plus déléguer valablement un pouvoir de représentation pour cette transaction). Par ailleurs aucune des deux exceptions n’était réalisée : la rémunération prévue pour M. A n’était pas « conforme aux conditions du marché » (M. A n’ayant pas prouvé une telle conformité « aux conditions du marché », même si la rémunération apparaissait conforme aux conditions applicables à d’autres administrateurs dans la société !), et la société n’avait pas consenti par avance ni valablement ratifié le contrat compte tenu du fait que M. C n’avait pas la qualité d’organe de rang équivalent ou supérieur. M. A s’est donc vu refuser le paiement de la rémunération qu’il réclamait sur la base du contrat nul précité.
Les principes évoqués ci-dessus, posés par une jurisprudence constante, fixent clairement les conditions et les critères qui permettent la passation d’un contrat avec soi-même dans le cadre d’une société. Il est important que les administrateurs et dirigeants de sociétés les maîtrisent. En effet, le respect de ces critères est essentiel : à défaut, le contrat ou l’acte passé est nul.
Marco Villa
Partner, Geneva




