Dispositif Dutreil et trésorerie excédentaire : la jurisprudence semble s’affiner pour l’appréciation de l’activité principale

Lexbase – 10 avril 2024
Jérôme Bissardon

La Cour de cassation, dans un arrêt du 13 mars 2024, rappelle que la prépondérance de l’activité s’apprécie en considération d’un faisceau d’indices déterminés d’après la nature de l’activité et les conditions de son exercice, en matière d’exonération « Dutreil-ISF ». À cet égard, elle reproche notamment à la cour d’appel de ne pas avoir recherché si les liquidités et titres de placement détenus par la société découlaient de son activité sociale.

À titre liminaire, rappelons qu’en matière d’ISF, l’article 885 I bis du Code général des impôts N° Lexbase : L3205LCP exonérait d’ISF, à hauteur des trois quarts de leur valeur, les parts ou actions de sociétés faisant l’objet d’un engagement collectif de conservation dans le respect de certaines conditions.

L’ISF ayant été abrogé à compter du 1er janvier 2018, la solution mérite d’être analysée en vue d’en tirer d’éventuels enseignements pour les transmissions à titre gratuit d’actions et de parts de sociétés, bénéficiant du dispositif « Dutreil-transmission », exonérant de droits de donation et de succession à concurrence des trois quarts de leur valeur, dans le respect de certaines conditions (CGI, art. 787 B N° Lexbase : L0727MLI).

I. L’exposé du litige et de la procédure

La société « Parasol production » est une société qui exerce une activité dans le domaine de l’audiovisuel. À ce titre, elle réalise des prestations de services de nature immatérielle nécessitant peu de matériel. Elle dispose à son actif de liquidités, des valeurs mobilières de placement, des participations dans des sociétés de production d’énergie renouvelable et des créances sur ces participations, le tout provenant de bénéfices non distribués et représentant environ 80% de son actif réévalué entre 2010 et 2014. Son chiffre d’affaires procuré par l’activité commerciale représente moins de 50 % de son chiffre d’affaires total au titre de ces années.

Un engagement collectif de conservation de six ans est pris dans le cadre d’un « pacte Dutreil » conclu le 5 décembre 2003 et enregistré auprès de l’administration fiscale le 17 décembre 2003, sur les titres de cette société, représentant 94,84 % de son capital.

Le contribuable a revendiqué l’exonération partielle notamment au 1er janvier de chaque année de 2011 à 2015, soit après la période d’engagement collectif de conservation de six ans, étant précisée que l’exonération partielle reste applicable après l’expiration de l’engagement collectif, « à la condition que les parts ou actions restent la propriété du redevable » (CGI, art. 885 I bis, c.).

L’administration fiscale a notifié au contribuable des propositions de rectification portant rappel d’ISF pour les années 2011 à 2015 et de contribution exceptionnelle sur la fortune au titre de 2012. Elle remet en cause l’exonération partielle de 75 % de la valeur des actions de la société « Parasol production » au motif que cette société exercerait à titre principal une activité civile, non éligible au dispositif« Dutreil-ISF ».

Un avis de mise en recouvrement est émis le 15 décembre 2017, suivi d’une réclamation contentieuse adressée le 16 février 2018.

La réclamation contentieuse du contribuable ayant fait l’objet d’un rejet implicite, il a donc assigné l’administration fiscale devant le tribunal de grande instance de Paris, le 13 septembre 2018.

Par un jugement du 30 octobre 2020 (TJ de Paris, RG n° 18/11902), le tribunal judiciaire de Paris a débouté le contribuable de ses demandes, lequel a formé un appel devant la cour d’appel de Paris, lui demandant d’infirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire.

Devant la cour d’appel, le contribuable soutient que « […] la condition d’activité commerciale éligible n’est imposée que durant la seule période d’engagement collectif de conservation. Il ajoute qu’à l’issue de cette période, l’exonération partielle de l’ISF ne s’applique qu’à la seule condition que les titres en question soient conservés par le contribuable. Il souligne qu’au cas présent, la condition d’activité éligible était remplie depuis la conclusion du pacte Dutreil en 2003 jusqu’à la fin de la période d’engagement collectif de conservation en2009 […] »

Il soutient à titre subsidiaire que la société exerçait principalement une activité commerciale et « que la prépondérance de l’activité doit s’apprécier en considération d’un faisceau d’indices. Il précise que la réalisation de prestations de services dans le domaine de l’audiovisuel constitue la seule activité de la société, le contribuable ayant simplement placé auprès de divers établissements financiers les bénéfices non distribués issus de cette activité. À ce titre, il fait valoir que la composition du chiffre d’affaires, le temps consacré aux activités ainsi que l’expertise de la société seraient des indices suffisants. Il souligne, qu’au cas présent, l’appréciation de la condition d’activité sur la base d’un critère de bilan n’est pas appropriée en ce que l’exercice de l’activité de la société nécessite peu de moyens matériels ».

Par un arrêt du 14 mars 2022 (CA Paris, 14 mars 2022, n° 20/16924 N° Lexbase : A44997QP), la cour d’appel souligne que « […] la société Parasol Production consacre une partie de ses moyens à des opérations de placement, et exerce en cela une activité de gestion de son patrimoine, par nature civile ; qu’il en résulte que la société Parasol Production exerce à la fois une activité commerciale et une activité civile […] ». Elle estime que le contribuable ne rapporte pas la preuve « […] que les actifs affectés à l’activité commerciale représenteraient plus de 50 % de son actif brut […] » et relève que « […] Le chiffre d’affaires procuré par l’activité commerciale est inférieur à 50% du montant du chiffre d’affaires total pour chacune des années considérées […] ». Le jugement du tribunal judiciaire de Paris est donc confirmé.

Le contribuable a formé un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel dans ce litige l’opposant à l’administration fiscale.

II. La motivation de l’arrêt du Conseil d’État

La Cour de cassation confirme en premier lieu l’analyse de la cour d’appel concernant la période d’appréciation de l’éligibilité des titres au dispositif, la société devant exercer une activité éligible durant la période d’engagement collectif d’une durée minimale de deux ans et postérieurement, au 1er janvier de chaque année.

Elle souligne ensuite « que ce régime de faveur peut également s’appliquer aux parts ou actions de sociétés qui, ayant pour partie une activité civile autre qu’agricole ou libérale, exercent principalement une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale, cette prépondérance s’appréciant en considération d’un faisceau d’indices déterminés d’après la nature de l’activité et les conditions de son exercice».

La Cour de cassation retient que la cour d’appel n’a pas examiné «[…] l’ensemble des indices dont se prévalait le contribuable pour démontrer le caractère principalement commercial de la société, en particulier les éléments relatifs à la nature de l’activité exercée et les conditions de son exercice, et sans rechercher, comme elle y était invitée, si les liquidités et titres de placement inscrits au bilan de la société Parasol production constituaient des actifs dont l’acquisition découlait de son activité sociale […]».

La Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel en toutes ses dispositions et renvoie l’affaire devant la cour d’appel de Paris, autrement composée.

III. La portée de cet arrêt : quelles perspectives ?

Retenons en premier lieu que la Cour de cassation semble conférer à cet arrêt une certaine importance en le publiant au bulletin.

L’appréciation de la prépondérance de l’activité éligible est réalisée en considération d’un faisceau d’indices déterminés d’après la nature de l’activité et les conditions de son exercice, selon une jurisprudence bien établie à présent pour l’application du dispositif « Dutreil-transmission » :

Le législateur a pris le soin de préciser désormais que l’activité opérationnelle éligible doit être exercée « à titre principal » (art 23 de la loi de finances pour 2024), en phase avec les jurisprudences susvisées de la chambre commerciale de la Cour de cassation et du Conseil d’État.

La Cour de cassation n’opère pas un revirement de principe à raison de la trésorerie excédentaire qui ne découlerait pas directement de l’activité opérationnelle éligible.

Elle semble toutefois apporter une nuance concernant la trésorerie provenant de bénéfices découlant de l’activité éligible, mis en réserves et non distribués : elle constituerait un indice à prendre en compte dans l’appréciation du caractère principal de l’activité de la société, en sus de celle directement affectée à l’activité éligible pour les besoins de son fonds de roulement.

Nous pouvons accueillir avec enthousiasme cette solution et serons attentifs à la décision de la cour d’appel de Paris appelée à trancher sur le fond, laquelle devra vraisemblablement apprécier l’ensemble des indices pour apprécier l’activité principale de la société, parmi lesquels la valeur vénale des actifs affectés à l’activité commerciale.

Rappelons que cet arrêt vise le dispositif « Dutreil-ISF » et non pas le dispositif « Dutreil-transmission ». Nous serons donc attentifs à l’évolution de la jurisprudence en matière de « Dutreil-transmission » qui pourrait évoluer dans le même sens ; sauf interprétation plus restrictive de la chambre commerciale de la Cour de cassation en matière de « Dutreil-transmission » en raison de l’ajout par le législateur, dans le cadre de la loi de finances pour 2024, de l’exclusion pour une société exerçant une activité mixte « de l’activité de gestion de son propre patrimoine mobilier ou immobilier ».

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